ÉDITORIAL

L'art de la jonglerie


par Christina Starr

Le travail, les
pensées,
l'éducation
sont
organisés
comme s'ils
se produisaient
dans le vide.

Au Canada, l'éducation n'est pas équitablement dispensée. Ce constat n'étonnera pas les femmes. Le milieu est empoisonné, les programmes d'études ne répondent pas aux besoins réels des femmes, les professionnels ont besoin d'être éclairés, les diplômes étrangers ne sont pas reconnus, les bibliothèques sont exclusives et les conditions de travail des enseignantes sont épouvantables.

Si l'éducation n'est pas dispensée uniformément c'est parce qu'on part du principe que la vie ne devrait pas intercéder avec la réflexion, comme le dit Sandra Monteath. Les maladies, les soucis d'argent, les personnes à charge, les tâches ménagères, le racisme, le sexisme, l'homophobie, la lessive, la culture, les loisirs... ne sont pas censés faire partie de l'existence d'une étudiante. Le travail, les pensées, l'éducation sont organisés comme s'ils se produisaient dans le vide. Compte tenu de la conjecture économique, tous les milieux de travail ne prévoient pas de journées de congé de maladie, sans parler de journées de congé si un enfant est malade; très peu d'établissements d'enseignement préparent des horaires de cours qui tiennent compte du fait que certaines personnes doivent organiser leur vie en fonction des besoins d'autrui, voire des leurs.

Notre société est régie par l'individualisme, idéologie qui sous prétexte de prôner le précepte de "chacun pour soi et les mêmes chances pour tout le monde" permet de nier que le système est oppressif et de faire fi des structures d'appui. On attend de nous toutes que nous existions, organisions nos vies et nos besoins seules et que nous tirions parti du travail et de l'éducation à notre convenance. Bien entendu, plus une personne est privilégiée, plus facile il lui est de tirer parti du système. On ne pense absolument pas à rendre plus aisée la vie professionnelle ou l'éducation de celles qui ne jouissent pas de privilèges.

De plus, comme c'est par rapport aux hommes qu'on décide qui travaille et qui reçoit une éducation, ce sont les vies, les besoins et les demandes des femmes qu'on laisse de côté. Les femmes ont pendant si longtemps fonctionné dans une société qui rend les choses pratiques pour les hommes qu'elles se retrouvent aujourd'hui prisonnières de structures qui ne prévoient pas les imprévisibilités de la vie et doivent jongler comme un artiste des rues qui essaie de lancer ses balles dans une cabine téléphonique.

Vous découvrirez dans ce numéro pourquoi il a fallu à Sandra Monteath dix-sept ans pour terminer son doctorat. Nilima MandaI Giri explique la façon dont les femmes d'Asie du Sud doivent organiser leur existence pour pouvoir étudier au Canada. Et June Larkin montre comment certaines adolescentes doivent négocier quotidiennement des vagues de harcèlement sexuel, en route pour décrocher leur diplôme de fins d'études secondaires. D'autres femmes expliquent les façons dont on peut sensibiliser les gens et éliminer les obstacles auxquels les femmes et les filles se heurtent. Janice Gingell rapporte que l'Association provinciale des maisons de transition de la Saskatchewan a lancé un programme de formation pour les professionnels qui s'occupent de femmes, de façon que leurs interactions soient davantage constructives. Quant à Monique Hébert, elle célèbre l'organisation de la semaine nationale de l'éducation pour les femmes francophones.

Nous avons couvert beaucoup de terrain pour mettre au jour les inégalités de notre système social, mais nous avons encore beaucoup à faire pour les éliminer complètement si nous ne voulons plus être entravées dans notre apprentissage, être libres de modifier et de réorganiser nos engagements sans contraintes, un peu comme un jongleur exerçant son art à l'air libre. Nous avons encore du chemin à faire pour démanteler des systèmes qui font fi de la vie; il faut que nous insistions pour que nos vies ne soient pas constituées de fragments décousus.

Christina Starr est rédactrice de Women's Education des femmes. Elle jongle sans cesse entre ses responsabilités de mère, sa profession, ses activités d'écriture, sa profession encore, sa formation et son militantisme politique.



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