L'effort d'adaptation à la vie quotidienne est, lui aussi, extrêmement exigeant. Dès l'instant où elle ouvre les yeux, le matin, la personne venue d'ailleurs se retrouve dans un décor différent de celui qu'elle avait connu dans son pays d'origine. Le lit, la chambre dans laquelle elle est couchée; la maison dans laquelle elle se sent enfermée, elle qui pouvait vivre beaucoup plus à l'extérieur; l'école des enfants; les obligations légales; des habitudes aussi banales que l'achat de nourriture ou la gestion des ordures ménagères, tout est à réapprendre, tout demande une adaptation de chaque instant.

L'adaptation la plus difficile et la plus pénible reste sans aucun doute celle qui a trait aux relations humaines

Mais l'adaptation la plus difficile et la plus pénible reste sans aucun doute celle qui a trait aux relations humaines. Comment dit-on bonjour? À qui? Sur quel ton? En plus de devoir apprendre la langue, il faut encore apprendre les codes sociaux des gens d'ici. On peut commencer à saisir un peu - si peu! - leurs difficultés si on s'exerce à utiliser leurs codes plutôt que les nôtres. Ainsi, essayez pendant une demi-heure de parler aux personnes autour de vous sans jamais les regarder dans les yeux, comme le font des personnes originaires du Sénégal: regardez en haut, en bas, à droite, à gauche, mais jamais dans les yeux, parce qu'il est extrêmement impoli et impudent de le faire. Ou encore, essayez, dans le cours d'une conversation normale, de ne jamais répondre par un «non» à une question, parce qu'un «non» aurait pour effet d'interrompre la communication avec votre interlocuteur...

Si vous faites l'exercice honnêtement, vous constaterez certainement combien il est contraignant. Le naturel revient vite au galop: vous regarderez la personne en face, vous élèverez la voix, un «non» - vous échappera sans même que vous ne vous en rendiez compte. Les personnes venues d'ailleurs vivent précisément la situation inverse, à tout instant. Le fait de savoir qu'un comportement est interdit ou, au contraire, exigé - n'entraîne pas automatiquement la capacité d'adopter, sur-le-champ, un comportement directement opposé à ceux qui vous ont été inculqués depuis l'enfance, et encore moins celle de comprendre tout un système de valeurs qui vous est étranger.

Et c'est sans compter la nature même des rapports humains, différente elle aussi de celle que ces personnes connaissaient: elles peuvent se sentir tout à fait dépersonnalisées par les rapports fonctionnels que nous établissons ici, et auxquels la majorité d'entre elles n'est peut-être pas habituée. Il leur faut se familiariser avec ce nouveau genre de rapports, et apprendre les nouveaux codes en même temps qu'elles apprennent à vivre géographiquement et matériellement dans un nouveau pays, qu'elles apprennent une langue nouvelle, qu'elles doivent se reconstituer un réseau d'amis, suivre leurs enfants qui changent plus vite qu'elles au contact de leur nouveau milieu, qu'elles se préoccupent de la famille restée au pays, qu'elles se cherchent du travail sans savoir comment une telle recherche se fait dans ce pays, qu'elles tentent de faire valoir des qualifications qui ne sont pas reconnues, qu'elles souffrent de l'isolement ... La nouveauté à laquelle elles doivent s'adapter n'en finit plus, sans compter les problèmes d'insécurité matérielle ou la discrimination à laquelle elles peuvent se heurter.

De fait, les immigrants changent au contact de leur nouvelle réalité, et adoptent des façons de faire et d'agir qu'ils ignoraient ou refusaient dans son pays d'origine. Mais une personne venue ici à l'âge adulte transporte avec elle tout un bagage de valeurs et de culture qui sont profondément ancrées en elle, qui fondent son identité, qui sont sa richesse la plus intime. Lui demander d'abandonner son bagage culturel, c'est lui demander de renier à la fois son passé et son avenir, sans nécessairement lui offrir de présent qui la valorise.

Éliminer les «autres» cultures ou s'instruire à leur contact?

Les récriminations dont nous parlions plus haut sont le fait de celui qui voit la paille dans l'oeil de l' «autre» et non la poutre dans le sien. Car si les gens venus d'ailleurs doivent connaître notre culture et s'y adapter, le processus inverse dépasse rarement le niveau folklorique: les Canadiennes et Canadiens de plus vieille souche apprennent peu de choses des réalités culturelles de ceux qu'ils accueillent. Ils accepteront bien leur nourriture ou leur musique, mais feront généralement peu d'efforts pour les connaître véritablement, avec leur passé, leur présent, et leurs interrogations sur leur avenir et celui de leurs enfants. L'immigrante, l'immigrant demeure «l'autre» qui doit changer pour s'adapter à «nous», et même, doit être reconnaissant d'avoir cette «chance» de devenir comme «nous»...



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