ÉDITORIAL

La faculté d'improviser, d'accepter les interruptions, les conflits et les demandes contradictoires, ca ractérise l'existence féminine.



Linda Shohet est directrice du réseau provincial du CCPEF au Québec et aussi directrice du Centre d'alphabétisation de Montréal.

Honorer de Multiples engagements

par Linda Shohet

Les moments de clarté et d'intuition sont rares et surviennent généralement lorsqu'on ne les recherche pas consciemment ou qu'on ne s'y attend pas. J'ai connu un tel moment cet été par un jour bien ordinaire. Blotti dans un vieux fauteuil-balançoire sur la terrasse inondée de soleil, je lisais un livre s'intitulant Composing a Life.

Le livre de Mary Catherine Bateson porte sur la vie de cinq femmes extraordinaires, toutes amies (elle-même y compris), qui ont réussi professionnellement dans différents domaines, tout en maintenant de forts liens familiaux. Il n'y a pas vraiment de trame dans le livre. Le récit est plutôt construit comme un collage, des épisodes personnels de la vie de ces femmes se juxtaposant aux événements sociaux, politiques et culturels, aux problèmes de diverses sociétés du monde et à des vastes périodes de l'histoire. Mme Bateson, fille de Margaret Mead et ethnographe, s'adonne sans effort à l'intellectualisme.

Où pouvait me transporter un récit en apparence sans grande forme? Mais tout est en fait dans cet apparent manque de forme; la forme du livre incarne sa thèse. Selon Mme Bateson, la vie n'est ni un chemin, ni un périple. Ces métaphores nous égarent, surtout en ce qui concerne la façon dont les femmes vivent et apprennent. À ces dernières, l'auteure préfère celle de la composition d'une oeuvre d'art. Elle a découvert que le fil commun entre ces femmes extraordinaires (ainsi qu'entre des femmes inconnues et ordinaires) est la faculté qu'elles possèdent d'improviser, d'accepter les interruptions, les conflits et les demandes contradictoires, caractéristiques de l'existence féminine, de s'y adapter et de créer une nouvelle forme - appelons-la une existence. Elle suggère que ce don est porteur de nouveaux espoirs, contrairement aux modèles à focalisation unique qu'honorent les hommes.

Cette soudaine clarté est sans doute née de ma participation à l'équipe de rédactrices qui a créé le programme d'études des femmes qu'a récemment lancé le CCPEF (lire à ce propos l'article de Kate Nonesuch dans ce numéro). Le défi: quinze femmes venant d'un milieu social, culturel, racial et éducatif' radicalement différent, et qu'une convocation nationale avait réuni dans le cadre de ce projet, devaient trouver pour ce programme d'études une vision commune. Beaucoup plus difficile à réaliser qu'on aurait pu le croire de prime abord. Le CCPEF n'avait pas rédigé un document des perspectives avant de choisir les participantes. Au contraire, il avait estimé que le fait de circonscrire cette vision constituerait pour ces femmes un moyen de se lier, car, à quelques exceptions près, elles ne s'étaient jamais rencontrées avant la première retraite qui eut lieu une fin de semaine.

Il fallut un an pour donner forme à la vision, dont le pouvoir repose sur ses liens avec la vie des femmes de l'équipe, qu'elles soient noires, blanches, Asiatiques, citadines, campagnardes, hétérosexuelles, lesbiennes, mariées, avec ou sans enfant, employées, au chômage, célibataires, divorcées, en bonne santé, malades; les liens et les différences entre nous étaient immenses. Mais nous étions unies par une chose: nous reconnaissions que nous étions toutes extraordinaires d'une façon ou d'une autre.

La vision finalement adoptée n'était pas intellectuelle; elle essayait de refléter la vie des femmes. Et en réfléchissant aux déclarations que nous avons faites - rendre hommage à la diversité, remettre en question les questions relatives au pouvoir, dire la vérité, qu'elle soit dissimulée ou difficile à admettre, laisser de la place aux émotions et au vécu et respecter les paroles des apprenantes - j'ai compris la question de Mme Bateson: «Et qu'arriverait-il si nous reconnaissions la capacité à la distraction, la volonté partagée, en tant que sagesse supérieure? ... Au lieu de nous concentrer sur un idéal transcendent, pourquoi ne pas porter une attention soutenue à la diversité et à l'interdépendance, qui pourraient permettre une clarté autre, c'est-à-dire une vision qui tienne compte de la complexité de l'écologie, de la multiplicité plutôt que de la singularité? Il se peut que nous puissions discerner chez les femmes respectant de multiples engagements un nouveau niveau de productivité et de nouvelles possibilités d'apprentissage» (p. 166).

Lorsque quelqu'un me demande maintenant «Pourquoi préparer un programme d'études féministe?», je réponds: « Pour rendre hommage aux multiples engagements des femmes et les aider (aussi bien que les hommes) à voir qu'on trouve davantage d'espoir à composer sa propre vie qu'à répéter les vieux modèles».



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