ÉDITORIAL


I1 y a quelques années de cela, en 1980, j'avais une étudiante, une femme de quarante ans, mère de famille ayant seule la charge de ses enfants, vivant du Bien-Etre social. Elle avait quitté l'école en 6e année pour s'occuper de ses jeunes frères et soeurs. Ses enfants à elle étaient grands maintenant et elle avait réussi à convaincre le Bien-Etre social de lui payer des cours d'Éducation de base des adultes. Elle avait une piètre image d'elle-même; elle était certaine d'être peu intelligente, nulle en math; elle croyait me faire perdre mon temps. De plus, elle était fatiguée, pas en très bonne santé, inquiète et fière. Elle voulait arriver à ne plus dépendre du Bien-Etre social, à trouver un emploi et à faire quelque chose de sa vie.

En 1980, la situation n'était pas reluisante pour les gens qui avaient besoin de cours d'alphabétisation en Colombie-Britannique. Il n'y avait pas suffisamment de classes, et la plupart de celles qui existaient étaient données dans de grands collèges imposants. Les classes comptaient généralement quinze élèves ou plus; il n'y avait pas de garderie, pas de service de transport. La plupart des étudiantes et étudiants dépendaient du bon vouloir des travailleurs sociaux peut-être allait-on leur payer leurs études, et peut-être allait-on leur refuser. La plupart des organismes communautaires et des employés gouvernementaux n'avaient jamais entendu parler du "problème d'alphabétisation", si bien que les étudiantes et étudiants potentiels n'étaient pas informés de l'existence des cours. La plupart des places, en Colombie-Britannique, étaient financées par la CEIC et il n'y avait qu'une classe de niveau 1 (1re à 6e années) pour ces places, dans toute la province. Dans les campagnes, il y avait quelques bénévoles qui aidaient les "débutantes et débutants" à la lecture. La plus grande partie des textes publiés étaient écrits pour les enfants, par des auteurs américains. Souvent, les histoires étaient insultantes pour les minorités raciales et pour les femmes. Elles avaient souvent un ton moralisateur et présumaient que, si vous ne saviez ni lire ni écrire, vous ne pouviez pas penser en adulte, pas prendre de décisions en adulte. Le personnelle enseignant n'avait jamais le temps de faire des recherches pour trouver un matériel plus approprié, ou pour rédiger ses propres textes. Environ la moitié des professeurs travaillaient à temps partiel, de manière temporaire, étaient isolés, mal préparés, et changeaient donc souvent.

Mon étudiante de 1980 se tira d'affaire. Elle lutta et fit des progrès, irréguliers. Finalement, avec beaucoup de soutien de la part des professeurs et des autres étudiantes et étudiants, elle acquit plus de confiance et plus de compétence, se prit de passion pour la lecture et commença à se montrer plus déterminée dans ses rapports avec ses enfants et avec le Bien-Etre social. Elle poursuivit ses études et, après avoir terminé sa 10e année, elle fit une demande pour suivre un cours de formation professionnelle. Ceci lui fut refusé parce qu'une femme de quarante cinq ans était inemployable, n'importe comment. La dernière fois que je l'ai vue, elle s'occupait des machines distributrices au collège. Pour nous, son histoire est celle d'une réussite, parce que nous ne nous sommes jamais fait d'illusions et n'avons jamais rêvé que toutes nos étudiantes et tous nos étudiants allaient finir par avoir un bon travail. Par contre, nous avions l'espoir que les gens deviendraient moins marginaux, comprendraient mieux leur vie, parviendraient à mieux la diriger.

Les choses ont changé en Colombie-Britannique. Maintenant, il y a vingt à vingt-cinq personnes par classe. Les services de Bien-Etre social financent de moins en moins d'étudiantes et étudiants; pourtant, des mères ayant seule charge de famille et des jeunes d'une vingtaine d'années, peu disposées à étudier, viennent en classe pour ne pas perdre leurs prestations. La moitié des professeurs, probablement, a été mise à pied. Il y a peu de conseillers. Les services de garderie et de transport sont plus coûteux et les droits d'inscription ont grimpé en flèche. Les étudiantes et étudiants obtiennent le financement de leurs cours pour une session ou deux; après, ils sont acheminés vers la formation pour l'emploi.

Les listes d'attente sont longues et beaucoup de diplômées et diplômés sont au chômage. Presque tous les "débutantes et débutants" à la lecture, c'est-à-dire celles et ceux qui ont le plus grand besoin d'un secours, relèvent du travail de bénévoles. Les professeurs sont vite complètement épuisés par les efforts désespérés qu'ils ont à faire pour aider leurs élèves.

En 1980, nous savions que les programmes d'alphabétisation pouvaient changer la vie des gens, en modifiant leurs relations avec les autres et avec les institutions qui les entourent; en leur donnant plus de pouvoir. Nous savions aussi que cela ne pouvait pas se faire dans un vide social: il fallait que les étudiantes et les étudiants comprennent et voient ce que l'alphabétisation pouvait faire pour eux. Il fallait qu'ils perçoivent la nature de la société, et la place qu'ils y occupaient. Ce n'est qu'occasionnellement que l'alphabétisation menait à une formation ultérieure et à un emploi. La possibilité d'une formation ultérieure et d'un emploi ne validait pas les efforts d'alphabétisation. Ce qui les validait, c'était que les gens trouvaient une nouvelle image d'eux-mêmes et une nouvelle maîtrise sur l'orientation à donner à leur vie. Il m'arrive maintenant de regretter les bons vieux jours.

Evelyn Battell travaille à des programmes d'alphabétisation depuis 1976. Elle a enseigné dans des collèges communautaires, dans une réserve et dans une prison. Elle est actuellement membre du conseil d'administration du Mouvement pour l'alphabétisation au Canada. L'une des sources principales de soutien à son travail a toujours été ses étudiantes et étudiants, qui sont bien placés pour savoir mille et une choses sur les problèmes "d'alphabétisation" et sur leurs liens avec les structures de notre société.

Photo: Health and Welfare Canada
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