ÉDITORIAL


Une toile durable


PAR SUSAN WISMER RÉDACTRICE INVITÉE

Ai-je jamais vraiment espéré que le rêve de toutes les femmes, à savoir ériger un monde équitable où règne la paix, se réaliserait pendant mon existence? Je ne m'en souviens plus. J'y ai peut-être cru à une époque. Mais aujourd'hui, je n'y crois plus. Je suis convaincue que je le léguerai, espoirs et tristesse y compris, à mes filles et à mes petites-filles, qui le transmettront à leurs propres filles. Entre-temps, la vie se poursuit. Dans ma profession, je lutte constamment pour tisser avec mes convictions (ce qui devrait être) et mes certitudes (ce qui est) une toile suffisamment solide et durable que je puisse porter tous les jours.

En 1987, au cours des recherches que j'ai effectuées et qui ont mené à publication de L'éducation et la formation des femmes au Canada: une étude sur la politique générale (CCPEF, 1987), j'ai eu la chance de rencontrer des éducatrices de tout le pays qui travaillent dans le même sens que moi. Elles font face aux mêmes problèmes, aux mêmes désillusions. Il n'est donc pas étonnant qu'elles aient montré si peu d'enthousiasme quand je leur ai demandé de me dire comment elles envisageaient l'avenir idéal. Au bout du compte, toutefois, elles me firent avec brio une description du monde tel qu'elles le rêvent, un monde se fondant sur le choix, la non-violence, l'éducation, le respect mutuel et la montée du pouvoir des femmes. Elles ont parlé du rêve qu'elles nourrissaient de voir les femmes représentées dans tous les métiers et dans toutes les fonctions, à tous les niveaux de la société; de la valeur égale du travail rémunéré et non rémunéré; du sentiment de liberté éprouvé si la peur de la violence disparaissait; du contrôle plus grand à exercer sur la somme et le type de travail que les femmes fournissent dans les secteurs rémunéré et non rémunéré; et de façon générale du plus grand contrôle à exercer sur les conditions qui déterminent la qualité de vie des femmes. Pendant ces discussions, elles donnaient l'impression d'avoir espoir, d'être déterminées et quelquefois même d'être enchantées.

Nos espoirs et nos joies s'évaporèrent quand nous nous sommes mises à analyser la situation de la femme dans la société canadienne d'aujourd'hui. Le fossé qui existe au niveau des salaires nous a coupé le souffle. Nous sommes cernées de tous côtés par les barrières qui se dressent sur le marché du travail, marché où les femmes n'exercent qu'un nombre restreint d'emplois, ceux-ci étant en plus les moins bien payés et les moins sûrs parmi ces métiers. Les femmes qui tentent de mener de front leur travail professionnel (rémunéré) et leurs tâches domestiques et familiales (non rémunérées) trouvent que leur vie se désagrège en dépit de tous les efforts qu'elles fournissent. Ce que nous avons trouvé de plus alarmant est le fait que ni l'éducation des femmes ni les programmes de formation leur étant destinés n'ont fait jusqu'à présent l'ombre d'une différence. Nous en avons conclu que, si l'éducation et la formation sont de toute évidence nécessaires, elles n'en sont pas moins insuffisantes. Pour aller de l'avant, à notre époque en tout cas, il faut qu'on allie nos efforts pour poursuivre non seulement l'éducation et la formation des femmes, mais aussi pour obtenir qu'à travail de valeur égale il y ait salaire égal, l'équité en matière d'emploi et que soit redéfini le rapport existant entre la vie professionnelle et la vie familiale, sphères qui dans notre société sont par tradition isolées l'une de l'autre.

Voilà qui nous amène au sujet de ce numéro, soit la façon dont les femmes abordent le développement économique, ou plus spécifiquement le développement économique communautaire. Le développement économique communautaire se veut un tout. Il rallie le travail rémunéré et non rémunéré ainsi que les objectifs économiques, sociaux et environnementaux. Il part de zéro en se penchant sur les besoins et les intérêts de celles qui veulent procéder à des changements dans leur vie et poursuit son ascension pour donner aux individus et aux groupes une plus grande autodétermination et à la collectivité une plus grande confiance en soi. Il met l'accent sur l'éducation, celle scolaire pour acquérir des compétences et des connaissances techniques, et celle officieuse, qui se fonde sur l'expérience et sur la mutation des compétences dans un vaste champ de connaissances. On a l'impression que dans tout le pays des femmes s'intéressent de plus en plus au développement économique communautaire car elles estiment que c'est peut-être là une des façons de jeter les fondations d'un monde plus équitable, où il soit possible de faire des choix et de vivre en paix. Le développement économique communautaire est vraiment excitant. Il englobe l'éducation, de nouvelles possibilités dans le domaine de l'emploi et accorde une valeur certaine à la famille et à la collectivité. Mais comme pour tout outil, encore faut-il savoir s'en servir. On peut l'utiliser avec dextérité ou mal, dans mille et un buts. Il ne porte pas en garantie la mention « Attrape-rêve ».

Dans ce numéro, nous vous livrons des exemples divers pour que vous jugiez par vous-mêmes de la façon dont les femmes abordent le développement économique à différents endroits du pays. Je vous laisse le soin de tirer vos propres conclusions. Vous vous rendrez sans doute compte toutefois de l'utilité qu'il revêt pour qui veut canaliser ses efforts et tisser une toile où se fondent les rêves que nous chérissons toutes quant à ce qui devrait être et le savoir de ce qui est vraiment en ce monde triste et pourtant plein d'espoir où nous vivons.

Susan Wismer est associée à Development Initiatives Inc., une compagnie de consultation se penchant sur les questions liées à l'emploi, l'économie et l'éducation. Elle habite à Guelph, Ontario, avec son compagnon David Pell et leurs deux filles.



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